À Olindo Bolzan
Olindo Bolzan, 58 ans, acteur puissant, lumineux, hilarant, un maître à nos yeux, est décédé volontairement, juste avant la fin du confinement. Impossible pour nous de poursuivre sans lui la conversation artistique, ce travail, impossible de l’abandonner en plein milieu non plus.
Quelques temps avant sa mort, il avait enregistré un poème de Fernando Pessoa, dans lequel il disait : « J’éprouve une joie énorme à la pensée que ma mort n’a aucune importance ». Soit. On essaiera de respecter cette joie. De ne pas insister sur le fait qu’il manque énormément, que tout vacille depuis son départ. On dégonflera la colère contre le traitement infligé au secteur par le gouvernement fédéral. On s’habituera. On se souviendra de sa beauté. On gardera de son geste la révolte et le mystère.
Oh fifififififille chérie, où avais-tu la tête ?
Oh patronne, oh, la bonne, où avais-tu la tête ?
Jour nuit là sise y petit jardin,
Là sise y petit jardin,
Si la cloche c’est douze ici sonne
Soldats là s’y croche bien.
(Chanté a capella, en balayant des restes de fête)
C’est comme ça que je suis tombée en admiration éternelle devant l'acteur qui jouait Andrès dans Woyzeck, de Büchner, mis en scène par Thibaut Wenger. Olindo Bolzan, quelle rencontre !
Et puis il a dit oui pour venir avec Thibaut rejoindre le chantier d’écriture décris-ravage...
En répétition, un jour, en 2014, pour s’amuser, il avançait vers chacun en boitant, plié en avant, le dos tout droit, un œil à moitié fermé, et répétait cette phrase comme un handicapé qui s’amuserait à faire peur aux gens :
Je m’appelle Félix
Chuis un comique
Quand vous aurez l’temps
Vous me couperez la tête.
C’est d’ailleurs pour ça que le personnage de l’épisode 2 de décris-ravage, le prof de l’ULB anonymisé s’appelle désormais Félix.
Je m’appelle Félix
Chuis un comique
Quand vous aurez l’temps
Vous me couperez la tête.
Olindo avait le sens de la baffe qu’il envoyait – toujours pour jouer –, de la blague effrayante.
Il maîtrisait l’art du moindre geste. Félix en Olindo en Félix nous demandait d'aimer le sale pauvre monde méchant. Il connaissait et aimait ceux et celles qui, pour que le monde cesse de leur lancer des pierres, tâchent de faire peur à leur tour, du mieux qu’ils peuvent.
Comme un enfant qui apporte un bouquet de tiges de coquelicots dont les pétales sont tous tombés, riant de sa propre impertinence, ou un ver de terre ou un morceau caca de chien, roulé dans le sable :
« Tiens ! »
Il s’amusait à faire peur.
Il savait mieux que personne incarner l’innocence et l'astuce du méchant – contenu hautement révolutionnaire !
Par exemple lorsqu'il parlait de Thérèse, qui vivait avec ses 40 chats, il disait, les yeux humides, plein de tendresse et de malice : « Elle était méchante » comme il aurait dit :
« Elle était si belle. »
Olindo-Büchner, Olindo-Artaud, Olindo-Fanon, un partenaire artistique, une tradition au coeur de mon travail.
Je pense qu'à travers Félix le comique, Thérèse, ou notre Woyzeck encoublé dans le français, il voulait dénoncer le mépris d’une certaine « gauche propre » et nourrissait l’espoir d’une revanche par le rire, par la puissance de qui fait peur en se chiant dessus. Aujourd’hui où un filet de bave est si dangereux, je pense à la révolution des puants qu’il aurait voulue, à la victoire par l’irrévérence que nous n’avons pas été capables d’incarner.
Au théâtre il y a peut-être trop de révérences, pas assez de bras d’honneur.
J’espérais que non ; j’espérais que chez nous, non.
Deux souvenirs de cadeaux :
— Un jour, il est arrivé en répétition avec une dizaine d’exemplaires du livre Retour à Reims de Didier Eribon pour l’offrir à toute l’équipe. Il les avait tous pris, dans les librairies sur le chemin. Il les distribuait sans donner trop d’explications. C’était rare, le signe d’une urgence, les méchants abandonnés à l’extrême-droite.
— Un autre jour, Olindo a offert à mes enfants un sac rempli de billes d’acier toutes pleines de cambouis – un vrai trésor – en disant que c’était pour leurs lance-pierres. Merci ! Il nous a parlé des ouvriers grévistes à Seraing qui parvenaient à perforer les visières de la police grâce à ces billes. Il faisait un geste pour montrer comment des camarades tiraient vers l’arrière celui qui tout devant visait et tirait. Ce grand geste des bras pour tirer en arrière le camarade qui est à découvert, vise, s’expose, tire !
Ce geste des camarades qui le tirent en arrière en refermant les boucliers devant lui comme un rideau, on n’a pas réussi à le faire, ce coup-ci.
Où avions-nous la tête ?
Adeline Rosenstein
(Journal 86 | Théâtre Océan Nord | septembre 2020)